Tik tok : les dessous d'une interdiction controversée
Pourquoi les USA veulent interdire le réseau social préféré des Américains et comment Trump compte-t-il exploiter cette situation.
Le samedi 18 janvier, le réseau social Tik Tok a brièvement suspendu ses activités aux États-Unis, suite au verdict de la Cour suprême validant une loi votée au Congrès en avril 2024. Avec 170 millions d’utilisateurs (contre 190 millions pour Facebook), Tik Tok est souvent perçu comme le réseau social le plus populaire du pays auprès de la jeunesse et de la population active.
Propriété de l’entreprise chinoise Bytedance, il permet d’enregistrer et partager des vidéos se démarquant par leur courte durée et leur style. Mais de nombreux Américains s’en servent également pour s’informer, partager des recommandations ou faire la promotion de leurs commerces. Sa popularité a explosé pendant la pandémie de Covid. Depuis, il maintenait un taux de croissance élevé, contrairement à ses concurrents plus établis (Facebook, Instagram, X-Twitter, YouTube).
Sans surprise, l’interdiction est particulièrement impopulaire et politiquement toxique. Un homme a même tenté de mettre le feu à la permanence d’un élu en signe de protestation. Sur le réseau social, de nombreux usagers se sont mobilisés pour tenter de convaincre leurs élus de revenir sur l’interdiction. Lorsqu'elle est devenue évidente, de nombreux américains se sont précipités sur un autre réseau social chinois jusque ici quasi-uniquement utilisé par la communauté asiatique, Xiaohongshu (Petit livre rouge).
Malgré la colère prévisible, cette interdiction résulte d’un vote bipartisan et ultra majoritaire au Congrès. Le texte était soutenu par Joe Biden et la Cour suprême l’a validé à l’unanimité de ses 9 juges. Quant à Donald Trump, il détient la paternité de l’idée, puisque c’est lui qui avait tenté de faire interdire la plateforme via un décret présidentiel dès 2020. À l’époque, le décret avait été suspendu par une décision de justice, car ne reposant pas sur un texte de loi existant.
À de rares exceptions près, toute la classe politique américaine soutenait l’interdiction de Tik Tok. Face à la colère des Américains, certains tentent un rétropédalage plus ou moins sincère. Dont Donald Trump, qui a permis la réouverture de TikTok pour 75 jours en donnant des garanties à Bytedance qu’il ne ferait pas immédiatement appliquer la loi. Ce faisant, il a tiré des bénéfices conséquents, grâce au manque d’intelligence politique des démocrates.
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La question de l’interdiction ou de la régulation des réseaux sociaux peut se poser, bien qu’elle soit particulièrement sensible aux États-Unis étant donné l’attachement des Américains à la liberté d’expression. Mais pourquoi cibler Tik Tok en particulier ?
Si la situation parait absurde, derrière ce feuilleton numérique se cachent des luttes d’intérêts extrêmement puissants.
Les raisons officielles d’une interdiction impopulaire et controversée.
La loi n'exige pas la fermeture de Tik Tok, mais interdit aux plateformes qui distribuent l’application (Apple Store et Android) de le faire si cette dernière n'est pas revendue à une entreprise américaine. Autrement dit, Tik Tok doit choisir entre vendre sa filiale à une entité américaine ou cesser ses activités aux États-Unis.
La Cour suprême a justifié son verdict à l’aide de deux arguments ayant trait à la sécurité nationale. Premièrement, Tik Tok recueille énormément de données très précises sur ses utilisateurs (comme tout réseau social et application mobile, type Uber). Les adresses IP, historiques de navigation, contenus des messages et géolocalisations font partie des nombreuses données collectées. Ces informations pourraient être utilisées par des acteurs mal intentionnés pour exercer du chantage ou discréditer des individus. Autrement dit, selon le premier argument, l’interdiction de Tik Tok viserait à protéger la vie privée des Américains et l’accaparement de leurs données par une entreprise étrangère, contrôlée par un régime adverse (la Chine, ici).
Deuxièmement, l'algorithme de Tik Tok n’est pas transparent et le réseau social pourrait le manipuler pour mener des campagnes d’influence de la population américaine. Par exemple, en supprimant du contenu anti-gouvernement chinois ou pro-Taiwan, tout en favorisant la diffusion de contenus critiquant le gouvernement américain. Ce second argument vise donc à empêcher un pays adverse de disposer d’un outil d’influence de la population américaine.
Ces arguments avaient déjà été mobilisés par les élus du Congrès qui avaient défendu et voté pour cette loi. Mais ils n’avaient convaincu ni le grand public ni les experts indépendants, pour des raisons simples.
Pourquoi les arguments officiels ne tiennent pas la route
Tik Tok collecte moins de données que des entités comme Google ou Facebook. La Chine peut déjà se procurer des données similaires via les nombreuses sociétés spécialisées dans la revente des données d’utilisateurs (les “data brokers”). Autrement dit, le gouvernement chinois n’aurait pas intérêt à compromettre Tik Tok pour collecter des données sur les Américains, il peut racheter les données collectées par Google et Facebook via des tiers.
Si le gouvernement américain était réellement soucieux de protéger la vie privée de ses concitoyens, il changerait la règlementation dans son ensemble ou ferait interdire tous les réseaux sociaux (Américains compris). Tik Tok représente moins de 2% du problème, selon un rapport d’experts. Or, il existe de nombreux exemples où le gouvernement américain lui-même utilise les données collectées et fournies par les géants numériques américains pour espionner et éventuellement inquiéter ses propres citoyens. Depuis les révélations d’Edward Snowden, la collaboration entre ces entreprises et les autorités américaines n’a fait que se renforcer. À l'inverse, il n’existe aucun cas avéré où le gouvernement chinois aurait utilisé Tik Tok pour espionner les Américains.
La question de la manipulation de l’opinion et de la liberté d’expression est encore plus risible. Facebook et Twitter, pour ne citer qu’eux, sont connus pour manipuler leurs algorithmes afin de favoriser certains types de contenus politiques. À la demande du gouvernement américain ou de leur propre initiative, ils censurent et invisibilisent de nombreux comptes et contenus. Cela s’est vu pendant l’épidémie de covid et plus encore depuis l’invasion de Gaza et du Liban par Israël. Les contenus propalestiniens sont particulièrement visés. Mais on pourrait tout aussi bien évoquer les biais en faveur de certains acteurs politiques ou sujets sensibles.
À l’inverse, il n’y a pas de preuve concrète que la Chine utilise Tik Tok pour des campagnes d’influence, comme l’a reconnu un haut responsable du renseignement américain dans le dossier présenté contre Tik Tok au tribunal. Les informations classées secret défense présentées aux parlementaires américains par les services de renseignement étaient “vagues”, “peu convaincantes” et “vides de substance” selon les déclarations de plusieurs élus démocrates, dont Alexandria Ocasio-Cortez et le sénateur Ed Merkey. Les agences de renseignement ont même admis que la menace était “purement hypothétique” lors d’auditions au Congrès.
Alors, comment expliquer que les politiciens des deux partis aient massivement voté dans la précipitation pour une loi si impopulaire et controversée ?
L’influence des services de renseignement
Des journalistes très proches du milieu du renseignement rapportent que les services américains ont mené une véritable campagne d’influence auprès des membres du Congrès afin d’agiter la peur de la menace extérieure. Ils l’ont fait essentiellement en pondant de nombreux rapports classés « secret défense ». Les analyses et recherches indépendantes conduites sur ce sujet ont largement invalidé la thèse du risque pesant sur la sécurité intérieure. Mais cela n'aura pas suffi. Dans son verdict, la Cour suprême a même indiqué se référer au jugement du Congrès. Ce qui est surprenant de la part d’une institution censée se contenter d’interpréter la Constitution. La Cour suprême a également déployé des efforts importants dans son raisonnement (qui fera jurisprudence) pour insister sur la spécificité du cas “Tik Tok” en tant qu’entreprise détenue par une entité proche d’un régime politique n’étant pas allié des États-Unis.
Forcer Tik Tok à vendre ses activités à une entité américaine permettrait à l’État fédéral de contrôler les contenus, tout en évitant (théoriquement) les fuites de données utilisateurs. Et aux agences de renseignement d’affirmer leur pouvoir.
L’argument lié au conflit au Moyen-Orient
De nombreuses organisations pro-israéliennes s’étaient prononcées ou avaient fait campagne en faveur de l’interdiction de Tik Tok. En effet, sur ce réseau social comme dans les sondages d’opinion, les voix pro-palestiniennes dominent largement celles pro-israéliennes. C’est le principal argument qui avait été mis en avant publiquement par le législateur américain : Tik Tok était dénoncé comme un vecteur de l’antisémitisme, car ses utilisateurs tenaient majoritairement des discours pro-palestiniens et relayaient les images des massacres commis par Israël à Gaza. Le sénateur républicain et futur ministre des Affaires étrangères de Trump, Marco Rubio, écrivait ainsi sur X (Twitter) :
“TikTok est un outil de propagande chinois et maintenant il est utilisé pour minimiser le terrorisme du Hamas”. Marco Rubio, sénateur républicain de la Floride
De nombreux parlementaires ont admis publiquement qu’ils souhaitaient faire interdire Tik Tok dans l’espoir de faire taire les voix pro-palestiniennes et « reprendre le contrôle sur le narratif ». Anthony Blinken, le ministre des Affaires étrangères de Joe Biden, a également avancé cette raison. En clair, contrairement aux réseaux sociaux et aux médias américains, Tik Tok ne filtrait pas l’information ni ne tentait de l’orienter… Comme il ne censurait pas le contenu, la classe politique américaine souhaitait le censurer. Au parlement israélien, la “capture de Tik Tok” a été présentée comme une victoire comparable “à la capture du Mont Hermon”.
Loin d’être le fruit de la propagande chinoise, la dominante pro-palestinienne du réseau Tik Tok reflète simplement l’opinion publique américaine. Si cette dominante est moins évidente sur des réseaux sociaux comme Facebook, c’est en partie du fait de la censure, mais surtout parce que la moyenne d’âge des utilisateurs Tik Tok est inférieure, et que la jeunesse américaine est plus pro-palestinienne que la moyenne du pays.
La principale raison de l’interdiction : impérialisme et corruption
Si les arguments précédents ont pesé sur certains élus et membres de l’administration Biden, c’est du côté des intérêts économiques que semble se situer la principale cause de l’interdiction.
Dès 2020, Mark Zuckerberg (PDG et principal actionnaire de Facebook) avait tenté de convaincre Trump et de nombreux parlementaires de faire interdire Tik Tok, en citant la menace représentée par les entreprises numériques chinoises sur l’hégémonie de la Silicon Valley. Cette obsession remonte en réalité au moins à 2019, comme en témoigne le discours qu’il avait prononcé à l’Université de Georgetown. Zuckerberg tentait de faire disparaitre un dangereux concurrent qu’il n’était pas en mesure de racheter (contrairement à WhatsApp et Instagram). Mais l’argument rencontre un écho plus large au sein de la Silicon Valley, qui voit d’un mauvais œil la montée en puissance de la Chine dans le domaine de la Tech et du numérique. Microsoft s’était porté acquéreur entre 2020 et 2021, avant d’essuyer un refus de ByteDance. Forcer Tik Tok à vendre sa filiale à des intérêts états-uniens permet à la fois de ramener ce géant dans le giron de l’empire numérique américain, mais également de récupérer la propriété intellectuelle qui a fait le succès de Tik Tok (son algorithme qui organise le fil de contenu proposé à chaque utilisateur).
L’interdiction doit donc se comprendre comme du protectionnisme économique au service des plus grandes fortunes du pays, dans une logique plus large de guerre économique et de réflexes impérialistes.
Stupidité des démocrates vs opportunisme de Trump
Dans cette affaire, les démocrates se sont de nouveau illustrés par leur incompétence et manque de sens politique. L’interdiction avait été initiée par Donald Trump et la loi de 2024 provenait de la Chambre des représentants, alors dirigée par la majorité républicaine. Ils ont pourtant voté en masse pour le texte, tandis que Joe Biden avait exprimé son soutien avant de promulguer la loi (au lieu d’opposer son véto). Pour l’électeur moyen, l’interdiction venait donc du Parti démocrate, qui contrôlait la Maison-Blanche.
L’application de la loi était suspendue à la décision de la Cour suprême. Entre avril 2024 et janvier 2025, différents acheteurs potentiels ont approché Tik Tok. Il s’agissait essentiellement de milliardaires et hommes d’affaires proches de Donald Trump. Si Tik Tok avait accepté l’une de ces offres, les démocrates auraient offert le contrôle de Tik Tok à un ami de Trump en pleine campagne électorale. Difficile de faire plus stupide. Heureusement pour eux, Tik Tok a obstinément refusé de vendre et attendu le verdict de la Cour suprême.
Une fois le verdict rendu, Joe Biden aurait pu offrir des garanties à Tik Tok en indiquant qu’il ne ferait pas appliquer la loi (pendant les 36 heures qu’il lui restait à la Maison-Blanche), comme le suppliait de le faire Chuck Schumer, le chef de l’opposition démocrate au Sénat. Bien sûr, Schumer avait joué un rôle déterminant dans le vote de la loi en avril, mais cela ne l’empêchait pas de comprendre qu’endosser la responsabilité de la suspension de Tik Tok allait fortement nuire au Parti démocrate.
Biden a refusé, pour des raisons peu évidentes. Peut-être avait-il été convaincu par l’argument stipulant que de toute façon, il n’aurait pas le temps en 36 heures de demander au procureur fédéral d’engager des poursuites contre Tik Tok (rassurer le réseau social était donc inutile du point de vue juridique). Ou bien souhaitait-il se venger de son propre parti, qui l’a forcé à renoncer à sa candidature suite à son débat télévisé désastreux. Toujours est-il que Tik Tok a pris une décision exceptionnelle le 19 janvier en fermant son application. Les 170 millions d’utilisateurs ont pu découvrir un message d’excuse pointant la responsabilité de l’administration sortante et félicitant Trump pour ses déclarations encourageantes.
En effet, Trump avait fait du maintien de Tik Tok un argument de campagne, déclarant “si vous voulez continuer d’utiliser Tik Tok, votez Trump !”. Malgré le lobbying de ses nouveaux alliés de la Silicon Valley, il a saisi l’opportunité offerte par Biden au vol, en déclarant qu’il publierait un décret pour suspendre temporairement l'application de la loi. Tik Tok a réouvert son service quelques heures plus tard, en remerciant Trump publiquement.
Le réseau social a alors été submergé de vidéos et messages issus d’utilisateurs louant Trump. Une publicité gratuite inespérée pour le nouveau président américain, quelques heures avant sa prise de fonction. Le PDG de Tik Tok figurait parmi les invités d’honneurs de la cérémonie d’investiture et semble déterminé à poursuivre son opération séduction.
Depuis, Trump a signé le décret donnant 75 jours à Tik Tok pour trouver une solution. Il s’est prononcé en faveur d’une cogestion via une prise d’intérêt de 50 % par le gouvernement américain. Cette solution permettrait aux États-Unis de contrôler l’usage des données, de censurer les contenus déplaisants et de récupérer la propriété intellectuelle de l’algorithme. Pas certain que le gouvernement chinois accepte, mais pour Trump et la Silicon Valley, la partie semble de toute façon déjà gagnée…
Mise à jour 27/01/2025 : aux dernières nouvelles, la Maison-Blanche tente de faciliter un “deal” entre Tik Tok et Oracle, pour une prise de participation majoritaire de la firme américaine. Si l’opération se concrétise, Tik Tok tombera sous la houlette de Larry Ellison, fondateur d’Oracle, 4e fortune mondiale (plus de 220 milliards de dollars), plaidant en faveur d’une surveillance numérique généralisée pilotée par l’État, grand donateur du Parti républicain, proche de Trump et Netanyahou. Encore bravo aux démocrates !
La bêtise crasse des démocrates sur cette affaire est quand même incroyable. Ils ont tellement peur de leur aile gauche et des éléments progressistes de la société américaine qu'ils tombent tête la première dans les pièges faciles tendus par les républicains.